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Quand un paysage se tait, c'est qu'il y a un problème

Le Temps:  Mercredi19 juin 2013
Quand un paysage se tait, c’ est qu’il y a un problème
Par Michel Danthe

Dans une session consacrée à «Ecouter attentivement la nature»,TEDGlobal 2013, le cycle de conférences récemment tenu à Edibourg, a invité les participants à considérer les phénomènes naturels sous un angle légèrement décalé. Ainsi pour le paysage: si, en plus de le regarder, on l’écoutait? Les résultats ouvrent le champ à une nouvelle discipline: l’ écologie du paysage sonore.

Ecouter les paysages pour y déceler ce qui ne va pas ou ne va plus: c’est l’idée (très concrète) qu’est
venu défendre à TEDGlobal 2013 Bernie Krause, 75 ans, docteur en bioacoustique à l’Union Institute
& University de Cincinnati.
 
Mais avant d’en arriver là, avant de devenir un des pionniers de la bioacoustique, c’est à la musique
électronique que Bernie Krause a dédié ses années de formation: il sera un des précurseurs de l’usage
du synthétiseur, accompagnera des groupes aussi célèbres et prestigieux que les Byrds, les Doors, ou
bien encore Stevie Wonder et George Harrison. Et sera crédité au générique de la bande musicale de
films comme «Rosemary’s Baby», «Apocalypse Now», «Invasion of the Body Snatchers», «Performance»
(avec Mick Jagger), «Love Story», et «Doctor Dolittle»… Sur cette belle lancée, Bernie Krause et son
compère, musicien lui aussi, Paul Beaver, créent et développent le mouvement musical qui donnera
naissance à ce qu’on appelle la musique new age. Bref, Bernie Krause fut, dans une autre vie, une
légende de la musique électronique.
Et puis un jour, après la mort de Paul Beaver, Bernie Krause a eu un peu comme son chemin de
Damas: il s’est éloigné de la musique synthétique, éloigné du show-business, pour se consacrer à la
musique de la nature. «Il fut un temps où je considérais qu’un paysage sonore naturel n’était qu’un
artefact sans valeur. Eh bien, j’avais tort. Ce que j’ai appris des rencontres avec la nature et ses
paysages sonores, c’est que si vous les écoutez attentivement, ils vous donnent des instruments
extrêmement efficaces afin d’évaluer la santé d’un habitat dans tout le spectre de son expression.»
Si, pour les uns, un paysage est un relevé des courbes physiques du terrain, de la végétation qu’on y
rencontre, des espèces qu’on y croise, du monde végétal ou animal qu’on y voit, pour Bernie Krause,
un paysage est avant tout un agrégat de sons captés puis visualisés selon leurs longueurs d’onde.
Cette visualisation, c’est l’empreinte sonore du paysage et chaque paysage a son empreinte sonore.
En anglais, c’est ce qu’on appelle, mot forgé sur «landscape», le «soundscape», un mot-valise dû à cet
autre pionnier de la recherche acoustique écologique, Raymond Murray Schafer.
Pour Bernie Krause, un «soundscape» est le résultat de trois composants: la géophonie (nous
traduisons); la biophonie et l’anthropophonie.
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La géophonie, ce sont tous les sons qui sont issus de la terre, de la géographie: descente d’avalanche,
tonnerre, foudre, bruit du vent dans les branches de sassafras, de l’océan qui roule les galets sur la
plage. La biophonie, elle, regroupe tous les sons produits par les espèces animales sauvages. Quant à
l’anthropophonie, ce sont tous les sons dérivés de l’activité humaine.
L’articulation de ces trois sphères constitue alors le «soundscape», le paysage sonore. Et, depuis
quelques décennies, Bernie Krause bat la campagne et le monde pour en recueillir toutes les traces
possibles. Après tant d’années, son constat est cependant mitigé: «Lorsque j’ai commencé à recueillir
ces paysages, il y a une quarantaine d’années, je pouvais enregistrer pendant dix heures et collecter
ainsi une heure de matériel utilisable pour un album, la bande sonore d’un film ou une installation
muséale. Maintenant, à cause du réchauffement climatique, de l’extraction des ressources et des
bruits humains, parmi d’autres facteurs, j’ai besoin de 1000 heures d’enregistrement pour obtenir le
même résultat».
Ce qui hante Bernie Krause, en l’espèce, c’est le silence ou la raréfaction d’un paysage sonore. Il en
veut pour preuve l’exemple de Lincoln Meadow, dans les montagnes de la Sierra Nevada. En 1988,
explique-t-il à TEDGlobal, une compagnie forestière convainc les résidents locaux de Lincoln Meadow
que le programme d’exploitation sélective de la forêt qu’elle propose n’aura aucun impact notable sur
le paysage. Avant que les habitants donnent leur OK, Bernie Krause prend l’empreinte sonore du
paysage. Douze mois et une exploitation sélective de la forêt plus tard, il nous montre deux photos du
lieu: aucun changement notable. Opération réussie? On pourrait le croire. Et que dit l’empreinte
sonore? Krause nous fait entendre acoustiquement quelques dizaines de seconde du paysage, avant,
puis après. Un enregistrement qu’il étaie de deux spectrogrammes comparatifs. Le résultat est
tonitruant: le silence des oiseaux s’est abattu sur Lincoln Meadow, à l’exception d’un ou deux
spécimens. Visuellement, l’impact écologique de l’exploitation forestière est négligeable. «Nos oreilles
nous racontent cependant une tout autre histoire.»
Aussi plaide-t-il pour que la recherche sur le paysage intègre cet élément dans ses analyses. En
février 2012, son organisation Wild Sanctuary a fondé avec d’autres le Global Sustainable Soundscapes Network. But de l’opération: créer une dynamique entre les écologistes, les acousticiens, les biologistes et les artistes pour coordonner et lancer de vastes études sur l’acoustique des paysages. On trouve dans le réseau ainsi créé des universités prestigieuses (Georgia, McGill, Michigan, Alaska/Fairbanks; New Mexico), une seule université européenne, celle d’Urbino, néanmoins.
Mais c’est l’Université de Purdue, dans l’Indiana, qui mène le bal avec toute une série de chercheurs en train de structurer un nouveau champ scientifique: «l’écologie du paysage sonore» («soundscape
ecology»), au travers des Purdue Soundscape Ecology Projects. Ils se définissent comme suit: «Les
chercheurs à Purdue créent un nouveau champ scientifique appelé écologie du paysage sonore. On s’y
concentrera sur ce que les sons disent d’un territoire. Entendre des sons ou ne pas, ou ne plus les
entendre est un important facteur des changements environnementaux.» «Ce que nous voulons
comprendre c’est comment les sons peuvent être un signal pour un système écologique menacé»,
conclut l’un des maîtres d’oeuvre, le Pr Bryan Pijanowski.

En Suisse, à ce que Marcel Hunziker, le spécialiste à l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la
neige et le paysage, nous dit, l’analyse du paysage ne prend pas encore en compte systématiquement
le paramètre acoustique. Cette analyse reste donc tout à fait marginale. «Il faut dire qu’à ce jour, la
littérature scientifique n’abonde pas. Si des recherches et des analyses sont effectuées, c’est surtout
dans le domaine du bruit», conclut-il, «l’angle n’est donc pas tout à fait le même».
Retour à Bernie Krause: «Tandis qu’une image vaut mille mots, une image sonore vaut mille images», conclut-il. Une démonstration fort convaincante en effet. Reste aux scientifiques à développer les modèles qui rendront cette analyse désormais incontournable.

© 2013 Le Temps SA
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