Votre coeur balance?
Le débat sur les énergies se heurte forcément au débat sur le climat. Et là, bingo! C'est la foire à l'embrouille. En lisant ces deux articles, Climat, climat 2, on a déjà une petite idée de ce qui nous attend si par hasard l'exercice nous tente d'approfondir le sujet. J'ai assez envie de passer mon tour.
Salade mensonges, silences, intimidation, polarisation, pognon, tous les ingrédients sont là pour empêcher les pommes dans mon genre, et nous sommes nombreuses, à se faire une idée de la situation réelle et des mesures utiles à prendre.
Mais il y a beaucoup de petits malins et de petites malignes qui pensent avoir tout compris et qui se mettent en tête de faire ce qu'il faut pour défendre le scénario auquel ils ou elles ont choisi de croire. En général ils et elles le font par convictions politiques. Ce sont les instruments du système. Ils parlent aux émotions bien mieux que ceux qui les manipulent. Ils savent rassembler suffisamment de moutons dociles pour agrandir les rangs des adeptes. Vous êtes climato sceptique? Passez à droite svp. Vous êtes convaincu de l'influence de l'homme sur le climat? Passez à gauche. Je vais les appeler les humano sceptiques pour faire court.
À droite nous regorgeons de réserves de pétrole, le charbon nous permet de développer l'économie à moindre frais, l'utilisation de quelques (!) hectares par-ci par-là pour puiser les ressources nécessaires à la sacro sainte croissance sont un moindre mal qui profite à tout le monde. Ceux qui n'en tirent aucun bénéfice ou qui en crèvent sont des idiots qui n'ont pas compris comment ça marche.
À gauche, nous allons cesser de foutre le monde en l'air grâce au soleil, au vent, aux déchets, à l'eau et tout ce qu'on trouvera encore qui est moins noir que le charbon et le pétrole, avec ça nous continuerons comme si rien n'était. Il faudra bien sacrifier quelques (!) hectares par ci par là pour puiser les ressources nécessaires pour fabriquer, transporter, entretenir, implanter le matériel indispensable à ces nouvelles technologies prometteuses. Ceux qui n'en tirent aucun bénéfice ou qui en crèvent sont des méchants égoïstes qui n'ont rien compris et qui empêche le monde d'être sauvé.
Entre les deux, mon coeur ne balance pas. J'ai juste envie de les envoyer se faire foutre. Parce que de droite comme de gauche ils nous prennent pour des cons. Ce serait juste dommage de leur donner raison.
Pendant qu'ils font semblant de s' inquiéter de l'humanité et de la nature, l'humanité et la nature trinquent. Cet article de Nancy Huston, paru dans Le Monde nous le rappelle cruellement.
Je suis chez moi, et hors de moi. En encourageant le
développement à outrance des industries pétrolières de l'Alberta, Stephen
Harper, le premier ministre canadien, met l'humanité en péril. L'humanité de ma
province natale, et l'humanité tout court.
Pour l'instant, peu de Français le savent : l'extraction
du bitume des sables dans l'ouest du Canada est l'entreprise humaine la plus
importante de la Terre. Le potentiel pétrolier de ces sables est estimé à 2 500
milliards de barils, assez pour nous nourrir en or noir, au rythme insensé où
nous le consommons, pendant encore deux siècles et demi.
La façon de nommer ce site vous oblige déjà à vous en
montrer solidaire : la majorité des Albertains a adopté le terme officiel de
sables pétroliers ; seuls les écolos persistent à les appeler sables
bitumineux. Mais ce que l'on extrait des sables, grâce à différentes techniques
coûteuses en énergie et polluantes, est bel est bien du bitume ; pour
transformer en pétrole cette substance gluante, puante et corrosive, il faut
l'acheminer jusqu'à des raffineries en Chine, au Texas ou au Québec par des
oléoducs follement chers et forcément fuyants.
Utilisées par les Amérindiens pour colmater leurs canoës,
appréciées dès la découverte de ces terres par les Européens au XVIIIe siècle,
exploitées à une échelle modeste dès les années 1970, ces vastes réserves ont
déclenché depuis 2000 un délire de développement industriel. Des dizaines de
compagnies s'arrachent des parts du gâteau. La population de Fort McMurray, son
épicentre, a décuplé en quinze ans, et ce sans compter les dizaines de milliers
d'hommes concentrés dans des camps de travail.
" Vous avez
entendu parler des effets de la crise de 2008 au Canada ? ", nous demande le jeune
Marocain qui, dans un centre commercial à Fort McMurray, tient avec quelques
amis libanais le… Havana Café. Il pose devant une photo du Che et fait mine
d'allumer un cigare cubain. " Pas de crise ici ! " Lui-même vit à " Fort McMoney
" depuis sept ans et ne se voit pas rentrer de sitôt : comment trouver au
Maroc un emploi rémunéré 14 euros de l'heure ?
Pendant l'hiver aussi rigoureux qu'interminable sous ces
latitudes (de septembre à avril), la température descend souvent à – 50 oC.
Nous sommes au mois de juin, un des rares mois à peu près cléments de l'année,
ce sont des jours de semaine, en pleine période scolaire… Or les rues de Fort
McMurray restent désertes. Cent enfants naissent ici chaque mois, mais ils
voyagent apparemment en voiture comme tout le monde, car on a beau sillonner la
ville, on ne voit ni poussette ni vélo, encore moins de jeunes piétons…
La comparaison avec la ruée vers l'or est galvaudée, mais
juste : les gens viennent de loin pour vite s'enrichir. Tous les accoutrements
de l'humanité sont là, mais il manque son essence : un certain don pour vivre
ensemble. Certes, on peut trouver partout en Amérique du Nord, se jouxtant dans
un même centre commercial, de mauvais restaurants chinois, mexicains, italiens,
des supermarchés, stations d'essence et laveries automatiques ; le problème,
c'est qu'ici, outre les maisons plus ou moins cossues, à pelouse parfaite et à
garage géant, la ville semble ne comporter que des centres d'achat, émaillés de
quelques hôtels et banques. Un " centre culturel " vient d'être
échafaudé sur une île au milieu du fleuve Athabasca qui sillonne la région ;
toutes les distractions y sont réunies : terrains de foot, piscines,
bibliothèques, gymnases, pistes d'athlétisme…
L'omniprésence de mots positifs souligne cette absence
grave de communauté. Be Unique (" soyez unique ") ! hurlent
des panneaux d'affichage. Moineaux ! Aurores boréales ! Les mots bucoliques
compensent la destruction massive de la nature. Sommet ! Quête ! Eden pur ! Les
noms de marque exaltants démentent la bassesse irréparable de ce qui se passe
ici, un viol de la terre qui empoisonne l'eau et l'air de manière irréversible.
La nourriture est grasse et sucrée, indigérable… et coûteuse. Atmosphère !
Feeling ! La malbaise est à l'image de la malbouffe, ce que reflète le taux
record de syphilis à Fort McMurray. Comme partout où les hommes se trouvent en
surnombre et seuls, les femmes économiquement désavantagées viennent à la
rescousse : l'annuaire propose dix pages de services d'escorte ; un site
Internet contient deux mille petites annonces d'hommes, précisant brutalement
les prestations sexuelles recherchées ; les couloirs de l'université sont
vides, les librairies aussi ; en revanche, la boîte de nuit où les " girls
" se succèdent comme strip-teaseuses, avant de s'éclipser avec les clients
pour une brève étreinte tarifée, est le seul lieu où, chaque soir, il y a
foule.
Le maître mot à Fort McMoney est big.
Oublié le small is beautiful ("
le beau est dans le petit ") des années 1970. Désormais, big
is beautiful. Les camions, grues et autres engins sont les symboles sacrés
de l'humanité inhumaine qui circule ici. Ils s'affichent sur les calendriers,
dans les bureaux et magasins, véritables icônes religieuses et sexuelles qui
remplacent tant la Vierge Marie que la pin-up. Ils incarnent tous les fantasmes
de puissance. Le mâle humain sans les faiblesses de l'humanité. L'écologie,
c'est pour les femmelettes. Grosses cylindrées, plastiques, ordures non triées,
après nous le déluge.
How big is it ? (" c'est grand comment ? ") demande, en une
litanie lancinante, le film diffusé au " Centre de découverte des sables
pétroliers " de Fort McMurray. On vous souffle la question : du coup, vous
désirez la réponse, et ne songez pas à poser d'autres questions. Les camions
fabriqués pour cette industrie sont les plus grands du monde, grands comme un
immeuble de deux étages, si grands qu'il faut les assembler sur place, car les
autoroutes ne peuvent les supporter, ils écrasent un pick-up sans même s'en
apercevoir… How big is it ?
Difficile de ne pas penser aux concours de garçons dans les vestiaires. Le nec
plus ultra, c'est le camion 797-LNG. En grimpant dans le car touristique pour
visiter les installations pétrolières, on se surprend à espérer qu'on va
pouvoir en apercevoir au moins un. Un peu comme la baleine blanche que recherche
le capitaine Achab dans Moby Dick.
Deux heures après la fin de la visite, nous montons dans
un avion qui nous conduit à Fort Chipewyan, village amérindien à l'embouchure
du fleuve Athabasca où se déversent les déchets des compagnies pétrolières.
Nous survolons l'ensemble des installations, qui couvrent un territoire grand
comme l'Etat de la Floride. Nous voyons des bassins de rétention d'eaux
polluées, cent fois plus grands que ceux que l'on nous avait montrés pendant la
visite, cette fois sans le moindre épouvantail ni canon pour empêcher les
oiseaux de venir s'y intoxiquer.
Arrivés à Fort Chipewyan, nous trouvons un village
silencieux, beau et moribond. Les poissons sont difformes, cancers et maladies
respiratoires font des ravages. Mais tous les hommes travaillent ou ont
travaillé pour les compagnies pétrolières, car il n'y a pas d'autre employeur.
A chaque instant du périple touristique, je pensais aux
" villages Potemkine " en carton-pâte, montrés à l'impératrice
Catherine II pendant sa visite de la Crimée en 1787, pour lui dissimuler la
pauvreté du pays. Je pense aux usines modèles présentées à Sartre et à Beauvoir
pendant leurs visites de l'Union soviétique dans les années 1950, pour émousser
leur curiosité au sujet des goulags. Je pensais à Terezin, le camp modèle près
de Prague, où l'on amenait les visiteurs de la Croix-Rouge pour les rassurer
quant au sort des juifs, des Polonais et des communistes déportés par les
nazis.
On pourrait estimer exagéré, voire absurde de comparer
l'exploitation des sables bitumineux albertains aux scandales du régime
tsariste dans la Russie du XIXe siècle, sans parler des projets d'extermination
nazis ou soviétiques. Mais ce n'est pas exagéré, car c'est bel et bien l'avenir
de l'espèce humaine sur Terre qui se joue ici. Cette exploitation pétrolière en
Alberta est déjà responsable des deux tiers des émissions de gaz à effet de
serre de tout le Canada, et son expansion est incessante. C'est à cause d'elles
que le Canada refuse de signer le protocole de Kyoto, à cause d'elles que M.
Harper insiste pour supprimer, d'une directive européenne, la clause exigeant
que les raffineurs rapportent les niveaux de CO2 émis par leur production (107
g pour les sables bitumineux, par contraste avec 93,2 pour le brut
conventionnel). Selon toutes les prévisions sérieuses, si le président Obama
approuve la construction de l'oléoduc Keystone XL qui doit relier l'Alberta au
Texas et qui rencontre une vive opposition, la quantité de gaz à effet de serre
lâchée dans l'atmosphère fera grimper la température de la Terre d'encore un
demi-degré. Mais M. Obama lui-même a été élu grâce au dieu pétrole, et on ne
lui permettra jamais de l'oublier.
" Quand les gens perdent leur énergie créative, dit l'ami métis
québecois qui m'accompagne dans ce voyage, ils préfèrent se laisser manipuler. " C'est ce que je constate en ce moment
dans mon Alberta natal, jour après jour. Et c'est gravissime.
Nancy Huston
Née dans la province
canadienne de l'Alberta, Nancy Huston vit à Paris depuis 1973. Elle est
l'auteure de plusieurs romans, dont " Danse noire " (Actes Sud, 2013)
et " Lignes de faille " (Actes Sud, 2006), pour lequel elle a été
récompensée du prix Femina. Nancy Huston est également essayiste, son dernier
ouvrage paru est " Reflets dans un œil d'homme " (Actes Sud, 2012)
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