Vous défendez quoi?

-La libre circulation des esclaves.
- Vous voulez sans doute dire celle des personnes?
Il la regarde pour la première fois, et lui assène un "bien-entendu" sec en saisissant son sésame.
- Deuxième rang à droite Monsieur Nespresso, à côté de l'économie et la libéralisation des marchés.

- Secret bancaire.
- Premier rang à droite, à côté des relations internationales, Monsieur IKEA vous attend.

- Les droits de l'homme.
- En haut à gauche, on m'a prié de vous demander de ne pas prendre trop longtemps la parole aujourd'hui.

- Paysage.
- Quelle région?
- Jura.
Elle lève les yeux visiblement excédée:
- On a du monde aujourd'hui, cela ne vaut pas la peine.
- Hier aussi, tout comme le mois passé, l'année dernière... Mais il le faut, c'est grave.
- Tout en haut à gauche, derrière le pilier.
- Mais... Pourquoi pas à côté du paysage de l'Oberland bernois, nous pourrions argumenter ensemble.
- Mais enfin, cela n'a rien à voir. Et puis vous voyez bien que les places alentours sont prises par l'économie, le tourisme, le secret bancaire, les investisseurs. Prenez votre sésame et laissez-moi poursuivre mon travail.
Je remonte lentement la salle immense, dans l'indifférence des premiers rangs, sous les sarcasmes des nouveaux venus des milieux des énergies renouvelables qui occupent un rang tout entier, de droite à gauche, en passant par le centre. Sous les insultes des entrepreneurs, les croches pieds de quelques maires venus défendre le droit d'ouvrir à l'industrie et à la construction chaque parcelle de terre vierge sur leur territoire, les attaques de quelques paysans en cravates qui sont ici pour louer les vertus de leur reconversion en producteur d'électricité verte. J'enjambe les associations de protection de la nature, des animaux. Tout en haut je salue les représentants des peuples auxquels les sociétés du premier rang volent l'eau pour la leur revendre. Les mères venues dans l'espoir de sauver les enfants de la famine. Les pères en larmes venus réclamer la justice pour leurs fils "indignés" que l'on a jeté dans les rues de la révolution pour mieux récupérer par derrière le pétrole convoité.
Je salue d'un geste le corps de Gandhi déposé dans les oubliettes du temple, et je m'assied sur "mon" siège, le 2364ème en haut à gauche, derrière le pilier.
Un homme s'approche et me prie de le suivre. Il me montre la sortie, il semble que j'ai dépassé les bornes à la réception en demandant une place vers l'Oberland bernois. Je suis priée de ne plus me présenter au Temple, mon attitude qualifiée d'inadéquate me supprime le droit au sésame pour défendre un paysage menacé. De toute manière, ajoute-t-il, cela n'intéresse personne. L'ex chef de l'aménagement du territoire de votre région l'a dit dès le départ: Les jurassiens s'en fichent du paysage. Alors laissez faire les premiers rangs. Ce sont des spécialistes, ils savent comment gérer le monde.
J'ai regardé Gandhi se retourner dans sa tombe, j'ai craché sur les premiers rangs pour avoir au moins une bonne raison d'être exclue, et j'ai pleuré pour tous ces gens qui n'avaient plus accès à la beauté d'un paysage.
Des paysages comme ceux-ci, par exemple, réduisent considérablement le besoin de posséder, de dominer, de gagner, d'accumuler. On détruit tout pour accéder à des choses qui n'égaleront jamais cette richesse-là.
( Cette petite fiction est dédiée à tous ceux qui ont un jour dépassé les limites admises, poussés à bout par l'incompétence, l'injustice, les mensonges et ainsi subi les représailles de ceux qui n'attendaient que de les faire taire. En Suisse il en faut très peu pour dépasser ces limites et justifier l'exclusion. Bien à vous. Voisine.)

Quant à moi, je tire ma révérence pour quelques jours. Histoire de reprendre contacte avec la vie et oublier tous ces tristes. Doc et vidéo ne manquent pas ici pour pallier à cette absence.
Un petit tour en Ecosse par exemple? Ici