Qu'ils disaient |
Mai 68
par Claude Schindler
Cela s'est passé le 6 mai 1968. Lucien Braun, notre professeur de philosophie à l’Université des Sciences humaines de Strasbourg, interrompt son cours: « Mesdames et Messieurs, nous sommes en grève. Je vous laisse. A vous de décider de la suite à donner aux événements ». Relever ce défi ne nous avait pas semblé impossible. Nous formions alors un petit groupe d'étudiants de première année, assez déterminés: Alain Grenier, poète lorrain, Patrick Leray, proche du cinéaste Werner Herzog, Catherine Rusch, fille du « pasteur rouge » de la paroisse Saint-Nicolas, et moi-même, tout juste descendu des Franches-Montagnes pour entreprendre des études de philosophie.
Je n’évoquerai que deux souvenirs, marques indélébiles de cette étrange période caractérisée par « le vide du pouvoir ». Le lundi 27 mai, Alain et moi, assis sur le parvis du Palais universitaire déserté après l'Assemblée Générale des étudiants, contemplions le coucher du soleil sur la Place de la République, sublime. Imaginez: une ville sans bus, sans voitures, sans piétons à cette heure crépusculaire et chaude, une ville silencieuse totalement, comme suspendue. Puis cette folle nuit du jeudi 30 mai qui suivit le retour de de Gaulle: une Assemblée Générale monstrueuse, bouillonnante de colère insurrectionnelle, mais qui n'impressionnait guère les fils d'ouvriers que nous étions. C'est alors que nous avons tenté un coup de force. Dans une aula qui s'est peu à peu remplie d'étudiants harassés, nous avons déclamé les poètes de la révolution qui seuls nous paraissaient à la hauteur des événements: Arthur Rimbaud, Antonin Artaud, Henri Michaux, Georges Bataille, Allen Ginsberg.
Le premier juin, après avoir fait visiter la Faculté à des parents effarés par l'état des lieux, je rentrais à Saignelégier. Les examens eurent lieu en septembre, et les cours reprirent fin novembre. La France m'avait ainsi donné six mois de loisir pour me consacrer à la réflexion politique et à l'écriture poétique du haut-plateau.
C'est donc après-coup que Mai 68 fit irruption dans « Le Franc-Montagnard », à l'occasion d'une Esquisse de la question jurassienne que je signai dans l'édition des 13 et 14 septembre, un papier tout inspiré par la contestation étudiante. Comment un texte de cette nature a pu trouver place dans ce journal, c'est une histoire que je vous livre ici en hommage à Abel Arnoux. Le vieil homme m'avait confié dès 1966 l’une ou l’autre tâche rédactionnelle, pariant sur « mon talent d'écriture ». Se disant fatigué par plus de trente années dévouées à l’entreprise, il m'avait même laissé la conduite du journal pendant quelques vacances estivales qu'il jugeait enfin méritées. D'où une série d'articles plutôt transgressifs rédigés par un étudiant de vingt ans, dans une totale liberté d'expression: Les Franches-Montagnes et la fête du cheval au XXème siècle, Erni le cocher scandaleux, Le roc, Automne, Exubérance, La naissance du soleil, Un drôle d'almanach.
La prise de parole n’avait pas attendu Mai 68 au « Franc-Montagnard » !
En lisant les mots de Claude Schindler je me suis rappelée ce qui me rendait si fière de vivre ici dans les Franches-Montagnes. Je me suis rappelée la fête des anarchistes à laquelle j'avais assisté complètement par hasard en 1980. Je me rappelle ce sentiment heureux d'en être sans trop savoir pourtant qui étaient les participants et ce qu'ils fêtaient. Je rentrais d'un voyage sac à dos au Mexique qui avait duré plusieurs mois, j'avais expérimenté la liberté mais aussi les inégalités, la misère et les abus qui dominaient le monde. Je rentrais pleine de désirs d'en finir avec les injustices et les salauds qui les nourrissent.
Lâchée dans cette soirée au Boéchet, j'avais retrouvé un peu de l'esprit des gens du voyage que j'avais côtoyé, de ceux qui aspiraient à un monde plus simple. J'étais rassurée de savoir qu'il y en avait aussi ici, tout près de chez moi. J'avais 20 ans et j'avais confiance.
En lisant les mots de Claude Schindler, aujourd'hui, j'ai mesuré le temps qui a passé, d'où nous venions et ce que nous avions connu. J'ai compris quelle région je défendais et contre quoi. Que sont mes anarchistes d'alors devenus? Des Fils d'artistes qui vomissent sur ceux qui tentent de sauver les Franches-Montagnes de l'invasion du capitalisme vert? Des journalistes imbibés qui règlent leurs comptes dans les pages des journaux de carnaval ? Des écologistes désertés de leurs idéaux? Ils ont vieilli ici, ils n'ont pas vu la rouille se poser sur leurs rêves. J'avais imaginé que la rudesse du climat et la force de la terre et des paysages coulaient dans leurs veines, qu'entre eux c'était à la vie à la mort. Les tables rondes ont usé leurs coudes et les forêts n'ont pas dû les voir souvent puiser la force de leurs arbres.
En lisant les mots de Claude Schindler, j'ai compris que les événements de mai 68 avaient sans doute délié quelques liens, mais en avait créé pas mal d'autres. En 1966, le rédacteur en chef d'un journal régional pouvait céder sa place à un jeune homme de 20 ans doué et prêt à en découdre, sans que l'opinion publique ne le lynche? On se met à rêver de ce temps où la liberté d'expression n'était pas prisonnière d'une élite droite dans ses bottes et convaincue de connaître les limites acceptables de la prise de parole. Ceux qui ont permis une telle dérive et qui aujourd'hui la pratique même, étaient sans doute à cette fameuse soirée au Boéchet!
Je reste convaincue que l'esprit des Franches-Montagnes compte et devra compter ces prochaines décennies. Que les cimes qui nous bercent sans ménagement ne sont pas faites pour nourrir des comptes en banque, des réseaux électriques, des programmes politiques, elles sont là pour élever l'homme dans sa dignité, pour faire battre la chamade dans nos coeurs et nous inciter à repousser les machines qui les menacent.
ZAD. Zone à défendre.
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